Coop manigance en coulisse
Le Courrier, jeudi 18 juin 2020, Frédéric Deshusses
Qui connaît la société Markant Syntrade AG basée à Pfäffikon (Schwytz)? Pas grand monde sans doute. Cette entreprise schwytzoise est la filiale du groupe allemand Markant, un acteur important de l’approvisionnement du commerce de détail. Il ne possède cependant pas de magasin. Comme l’établit son slogan «Der verlässlicher Partner im Hintergrund» (à peu près: «Partenaire de confiance à l’arrière-plan»), il agit en coulisses. Markant est une centrale d’achats. Il a pour fonction de centraliser les achats des grands distributeurs et de négocier les prix avec les fournisseurs.
Dans le monde merveilleux de la grande distribution, plus on est gros, plus on peut réduire les prix d’achats et donc augmenter sa marge. Une entreprise internationale comme Markant a donc toutes les chances de fournir ses clients à des prix qu’ils ne parviendraient pas à obtenir eux-mêmes. En 1989, la filiale suisse de Markant a fondé, avec notamment le groupe français Edouard Leclerc, une centrale d’achats européenne – European Marketing Distribution (EMD) – qui compte aujourd’hui quinze membres totalisant 150 000 points de vente sur l’ensemble du continent. EMD comptabilisait un chiffre d’affaires de 130 milliards d’euros en 2012.
Les centrales d’achats comme EMD ou Markant ont une importance capitale dans la définition des prix agricoles et des standards de production. Le processus de concentration du secteur, qui a démarré dans les années 1990, a beaucoup pesé dans la diminution générale des prix à la production et dans la précarisation de certaines filières, comme la production laitière par exemple. En France, il y a dix ans, seules cinq centrales d’achats se partageaient 80% du marché de la grande distribution. Face à cette situation de quasi-monopole, les coopératives de production ont suivi le même chemin vers la concentration.1Il fallait non seulement retrouver une certaine force de négociation, mais encore être en mesure de fournir les volumes demandés par des acteurs qui approvisionnent l’ensemble du continent.
En Suisse, Markant compte parmi ses clients des enseignes comme Manor, Loeb, Pistor ou encore Landi2. Les deux géants orangeâtres disposent de leurs propres services d’achats, leur poids propre étant suffisant pour exercer une pression constante sur les fournisseurs. Pourtant, Coop a annoncé récemment une collaboration avec la filiale suisse de Markant. Non en tant que centrale d’achats, mais comme gestionnaire de la facturation. Ainsi, les fournisseurs de Coop devront désormais adresser leurs factures à Markant. A l’occasion de ce changement, profitant sans vergogne de sa position dominante, Coop impose une forme de taxe à ses fournisseurs qui devront prendre en charge les frais de facturation à hauteur de 1 à 4% des montants facturés.
Si ce procédé fait réagir certains fournisseurs de Coop (Agri, 5 juin 2020), le partenariat avec Markant est inquiétant pour une autre raison. Coop aurait très bien pu externaliser sa facturation auprès de n’importe quel autre prestataire. Si Markant a été retenu, c’est que des partenariats vont suivre dans d’autres domaines. Coop s’intégrera-t-elle à la centrale d’achats européenne EMD? La filiale suisse de Markant sera-t-elle absorbée dans l’empire orange? Impossible de le savoir.
Ce qui est sûr, c’est que Markant, on l’a vu, compte parmi ses clients la presque totalité des détaillants suisses à l’exception de Coop et Migros. Le partenariat avec Coop, quelle que soit la manœuvre à moyen terme qu’il annonce, est donc une nouvelle étape majeure de la concentration d’un secteur économique déjà formidablement concentré. La Commission fédérale de la concurrence a été saisie, mais l’expérience montre3 que dans le secteur de l’agro-alimentaire le marché est concentré à un point tel que plus aucune action sérieuse de régulation n’est envisageable.
Notes
1. |
↑ |
Valérie Barraud-Didier, Marie-Christine Henninger et Guilhem Anzalone, «La distanciation de la relation adhérent-coopérative en France», Etudes rurales, 190, 2012, 119-130. |
2. |
↑ |
Sur Landi et Fenaco, la coopérative à laquelle il est adossé, lire ma chronique «Comme la corde soutient le pendu», du 23 avril 2020. |
3. |
↑ |
Par exemple: Willy Boder, «Le géant agricole Fenaco est dans le collimateur de la Comco», Le Temps, 17 novembre 2007. |
Notre chroniqueur est observateur du monde agricole.
Travailleurs et travailleuses agricoles à la peine !
étude comparative de 9 cantons suisses (2000-2018)
Plateforme pour une agriculture socialement durable
Gilles BOURQUIN & Jan CHIARELLI, Historiens
et une très belle introduction d'Anne-Catherine Menétrey-Savary, ancienne Conseillère nationale
Covid-19, Italie
11.06.2020 - Dominique Dunglas, Envoyé spécial à Sabaudia
Italie et travail clandestin
Sur les terres de la mozarella, le drame des ouvriers agricoles surexploités
Reportage dans l’Agro pontino, où les «braccianti», travailleurs immigrés employés dans la production laitière et les champs, sont réduits à un état proche de l’esclavage.
–––––––––––––––––
Les carabiniers ont retrouvé Gill Singh pratiquement inanimé dans un fossé non loin de Sabaudia, élégante station balnéaire de l’Agro pontino, à une centaine de km au sud de Rome, le 22 mars dernier. Blessé à la tête et présentant plusieurs fractures, l’Indien de religion sikh a raconté dans son italien maladroit que c’était son employeur qui l’avait réduit ainsi. «J’ai demandé un masque et des gants pour continuer à charger et décharger les cageots de fruits pendant l’épidémie de Codiv-19. Le patron m’a dit: puisque c’est comme ça, je te licencie. Quand je lui ai demandé de me payer les jours travaillés, il a commencé à me tabasser.»
«Quand
je lui ai demandé de me payer les jours travaillés, il
a commencé à me tabasser»
Gill Singh est l’un des 30’000 Sikhs travaillant comme ouvrier agricole à
la journée, «bracciante» selon la terminologie italienne, dans ce potager
de l’Europe. Le marché de gros de Fondi est en effet le second
d’Europe et les légumes, fruits, fleurs ou produits laitiers, comme les
fameuses mozzarelles de buffle, de l’Agro pontino finissent sur les
tables suisses, françaises ou allemandes. Parfois au prix de la mort
des braccianti Sikhs réduits à un état proche de l’esclavage.
Un turban entre le bleu et le violet sur la tête, une barbe longue et
lisse savamment retenue sous le menton par un élastique, le regard fier et
rieur à la fois, l’accent chantant du Pendjab: Arpajan semble sorti
d’un roman de Rudyard Kipling. Mais cet ancien de la communauté sikh
arrivé en Italie en 2003 et qui a osé briser l’omerta entourant le sort
des braccianti indiens n’est pas aujourd’hui d’humeur à rire.
Le
rêve tourne au cauchemar
Samedi dernier, Joldan Singh, l’un d’entre eux, s’est suicidé à 24 ans.
Les parents et amis de Joldan sont réunis à Bella Fernia Mar, un ensemble
touristique aujourd’hui proche de l’abandon où les immigrés louent un
lit pour 300 ou 400 € par mois. De leur récit, Arpajan raconte le destin
de Jolban. «Il était arrivé du Pendjab en Italie il y a plusieurs années.
Il avait payé 8000 € à une organisation de trafiquants d’êtres
humains pour le voyage et un permis de séjour provisoire. Toute sa famille
s’était endettée pour financer ce voyage vers l’Europe. Mais son
rêve a tourné au cauchemar. Il trouvé un travail à 500 € par mois
mais ces revenus ne lui permettaient pas d’avoir un permis de
travail (ndlr: la loi italienne exige un revenu de 9000 € par an pour
délivrer un permis de travail), et depuis neuf mois il était
devenu clandestin. La pandémie lui a retiré son dernier travail au
noir. Il n’a pas voulu revenir au pays comme un perdant.» Jolban a préféré
se pendre entre les plâtres délabrés de l’escalier du Bella Fernia
Mar. C’est le treizième suicide de bracciante sikh
dans l’Agro pontino depuis trois ans…
«Une fois l’immigré devenu illégal et alors qu’il ne parle pas
l’italien, ils peuvent ainsi baisser son salaire de 5 € l’heure
à 1,5 €. Ils préfèrent les illégaux qui sont sans défense,
corvéables à souhait et plus soumis» - Marco Omizzolo,
sociologue à l’institut de recherche Eurispes
Sociologue à l’institut de recherche Eurispes qui s’est enrôlé
comme bracciante pour pénétrer les rouages de cet esclavagisme
moderne, auteur de «Sotto padrone», ouvrage de référence sur le
thème, plusieurs fois intimidé par la mafia et désormais protégé par
la police, Marco Omizzolo est le défenseur des immigrés sikhs. «Il faut
distinguer les entrepreneurs honnêtes, il y en a, des «patrons», dit-il.
Les patrons ne déclarent pas toutes les heures travaillées pour frauder
les charges sociales et empêchent les ouvriers de conserver leur permis
de séjour. Une fois l’immigré devenu illégal et alors qu’il ne parle
pas l’italien, ils peuvent ainsi baisser son salaire de 5 € l’heure à 1,5
€. Ils préfèrent les illégaux qui sont sans défense, corvéables à souhait
et plus soumis.»
Nourri
de déchets
Sans défense, comme l’était Kuldip. Lorsque la police l’a découvert en
2017, il vivait emprisonné depuis huit ans dans une roulotte de 4 mètres
sur 2. Son patron, qui lui avait confisqué son passeport, ne le
libérait que pour le faire travailler quatorze heures par jour, 365 jours
par an. Il le nourrissait de déchets et Kuldip partageait l’eau des
buffles dont il s’occupait pour la production de mozzarelles.
Le procès du patron de Kuldip est en cours.
Des conditions de travail que certains braccianti ne supportent
que grâce aux drogues. L’opium de très basse qualité, ce qu’il reste des
graines de pavot après l’extraction de l’héroïne, et la
méthamphétamine circulent désormais dans la communauté sikh
malgré les règles très strictes de sa religion. «Ces
drogues addictives ne font pas «planer» mais aident à supporter les
journées de travail sans fin et plié en deux pour la récolte des légumes,
le mal au dos, le froid de l’hiver ou la chaleur de l’été, le
désespoir, affirme Marco Omizzolo. Et elles ne rentrent pas dans les
exploitations sans l’accord du patron.»
Dégoûté par cette évocation, Arpajan lève les yeux au ciel. Mais il a
gardé une bonne nouvelle pour la fin: «Les Indiens ont compris: l’Italie
n’est pas un bon pays pour travailler. Mes frères sont de moins
en moins nombreux à venir.»
Covid-19, Espagne, Maroc
Le coût amer des fruits : la galère des ouvrières au Maroc et en Espagne face au Covid-19
10 juin 2020 - Chadia Arab, Géographe, chargée de recherche au CNRS, UMR ESO, Université d'Angers
Zhour Bouzidi, Enseignante chercheure en sociologie, University Moulay Ismail Meknes
La crise économique et sanitaire qui frappe l’Europe aujourd’hui a mis en lumière l’importance de la main-d’œuvre étrangère qui est au centre des circuits alimentaires aujourd’hui mondialisés. En France, le gouvernement a appelé les personnes au chômage à prendre part à l’effort agricole pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre due à la crise, au travers de la plate-forme « des bras pour ton assiette ».
––––––––––––––––
Cette initiative rappelle qu’en temps ordinaire, la plupart
des travaux agricoles sont rendus par des saisonniers d’origine étrangère,
des travailleurs essentiels, qui restent pourtant invisibilisés.
Malgré la crise, ces derniers ont été particulièrement sollicités. Ainsi,
en Angleterre, ce sont près de 200 Roumains qui ont été convoqués et
transportés par charter pour travailler dans les champs où plus de 90
% des travailleurs sont d’origine étrangère. En Italie, deux voyages aériens
ont été organisés les 19 et 20 mai pour faire venir 248 ouvriers
saisonniers marocains sollicités par des entreprises agricoles
italiennes entre L’Aquila et Vincence.
Nos enquêtes menées dans la province de Huelva, au sud-ouest
de l’Espagne, montrent que les fraises sont perçues comme une
manne financière surnommée « l’or rouge », s’inscrivant dans cette
mondialisation de l’économie. Parmi ces saisonnier·e·s, nombreuses sont
les ouvrières agricoles d’origine marocaine. Leur activité témoigne plus
généralement de l’invisibilité et de la précarité qui touchent en
particulier les femmes saisonnières. Leur situation face à la crise du
Covid-19 nous interpelle fortement.
Au Maroc, où nous avons également travaillé, l’état d’urgence a été
annoncé dès le 20 mars, incluant un confinement strict, un couvre-feu de
19h à 5h du matin et la suspension des vols internationaux, déjà à l’arrêt
depuis le 13 mars. Les effets et les mesures imposées par le contexte
pandémique ainsi que la crise économique qui en découle ont également
touché les travailleuses et les travailleurs agricoles au Maroc, catégorie
sévèrement affectée par la raréfaction de l’offre d’emploi.
De la double à la triple peine : pauvres, femmes
et parfois migrantes
Il s’agit très souvent, à la base, de femmes pauvres et précaires, qui
sont dans l’obligation de travailler pour subvenir aux besoins de leur
famille. Nos enquêtes sur les saisonnières marocaines en
Espagne et les ouvrières agricoles dans les régions du
Gharb et de Fès-Meknès au Maroc ont montré qu’elles sont originaires
de milieux modestes. Souvent analphabètes, peu scolarisées, beaucoup
d’entre elles sont aussi dans des situations familiales complexes avec des
enfants à charge (veuves, divorcées et parfois mères célibataires).
Les dames de fraises de Huelva sont recrutées directement au Maroc (via
le ministère de l’Emploi et l’Agence nationale de promotion de l’emploi et
des compétences, ANAPEC), après les remontées en besoin de
main-d’œuvre par les employeurs agricoles en Espagne.
Les entretiens de terrain ont révélé que trois critères sont retenus : être
une femme entre 25 et 40 ans, mère (elles doivent avoir au moins un enfant
de moins de 18 ans, pour être sûr qu’elles rentrent chez elles au Maroc
et lutter contre la migration clandestine), avoir une expérience agricole,
être précaire.
L’un des responsables de l’ANAPEC explique ainsi
:
« Plus les critères s’accumulent, mieux c’est. Par exemple, on préfère une
femme avec trois enfants à une femme avec un enfant. Il y a aussi des
doubles critères : enfants de moins de 14 ans car à partir de 15 ans
l’enfant peut travailler. On prend en priorité les régions sinistrées : on
choisit selon la carte de la pauvreté. Mais ce sont les gouverneurs qui
ont le dernier mot. C’est le gouverneur qui choisit les communes. »
Des choix qui s’inscrivent dans une politique migratoire européenne
sécuritaire
Ces choix discriminants se rattachent à deux programmes financés
par l’Union européenne via des subventions adressées aux pays
tiers afin d’assurer une meilleure gestion des flux migratoires. Entre
2007 et 2011, l’un sur « la gestion éthique de l’immigration saisonnière
», puis sur le « Système pour la mobilité des flux migratoires des
travailleurs dans la province de Huelva ». Cette migration circulaire
s’est depuis poursuivie chaque année, avec ces mêmes conditions, avec des
chiffres qui oscillent entre 2 500 Marocaines pendant les années de crise,
à 19 000 en 2019. La situation socio-économique de ces femmes motive leur
aspiration à changer leur destin en s’orientant vers la migration
saisonnière en Europe.
Au Maroc, à l’exception des ouvrier·e·s travaillant dans des
grands domaines agricoles modernes et capitalistes, la majorité d’entre
elles et eux ne sont pas déclarés et n’ont pas accès aux droits sociaux
les plus élémentaires (protection sociale, retraite, assurance
maladie, accompagnement en cas d’accidents, etc.).
Cette catégorie sociale marginale est pourtant centrale dans la production agricole,
dans l’approvisionnement alimentaire du pays voire parfois dans les
systèmes de production capitalistes, mondialisés et peu respectueux de
l’environnement. Cette précarisation s’accentue visiblement quand il
s’agit des femmes ouvrières.
Des violences physiques et
symboliques fréquentes
Le choix du recrutement de ces femmes s’appuie sur leur docilité,
leur patience et un salaire journalier entre 6 et 10 euros la journée
(pour les dames de fraises, il est d’environ 37 euros par jour), très souvent
moins élevé que celui des hommes. Ce revenu maigre et irrégulier
s’apparente à un salaire de survie. En effet, des familles entières et
parfois nombreuses attendent ce gagne-pain de l’ouvrière.
Le transport au Maroc est peu sécurisé, surchargé, en mauvais
état mécanique et du coup dangereux pour se rendre au travail, avec
des accidents graves et parfois mortels pendant le trajet. De
plus, ces femmes sont plus sujettes que les hommes à l’exploitation et aux
violences de manière générale. Violence économique certes, mais d’autres
formes de violence s’ajoutent. Celles des violences sexuelles ne sont pas
négligeables, que ce soit au Maroc ou en Espagne. Ainsi, dès 2010, des
journalistes d’El Pais avaient révélé le harcèlement sexuel dont
sont victimes ces femmes dans la région de Huelva.
Ces ouvrières se voyaient parfois contraintes d’accepter des
rapports sexuels contre le travail et la rémunération.
Depuis ces enquêtes, les faits de harcèlement sexuel perdurent.
Peu organisées et peu syndiquées, les femmes ont peur de contester ou
de se structurer pour organiser la résistance. Celles qui ont eu le
courage de porter plainte en 2018 contre leur employeur pour
agressions sexuelles et harcèlement au travail ont subi une double peine :
la stigmatisation et l’exclusion de leur milieu social au Maroc, sans pour
autant avoir accès à une régularisation en Espagne selon les déclarations
de nos enquêtées.
Pourquoi tout risquer ?
Au Maroc, l’offre de l’emploi agricole se raréfie, à cause de la
sécheresse, particulièrement importante en cette année 2020, aggravée par
les mesures de confinement liées à la pandémie, astreignant ainsi les
ouvrier·e·s à explorer leurs réseaux de travail et de connaissances dans
l’espoir de décrocher une journée de travail de plus en plus rare et
inaccessible.
D’ordinaire, les ouvrier·e·s journalier·e·s arrivent très tôt le matin
au mouquef, lieu d’attente et de rassemblement de la main-d’œuvre
dans l’espoir d’être choisis par un employeur. En contexte de pandémie,
cet espace est désormais contrôlé par les gendarmes et les autorités
publiques. De plus, des restrictions ont été mises en œuvre pour contrôler
les véhicules agricoles habituellement surchargés.
En conséquence, des mesures restrictives et donc de la raréfaction
de l’emploi, les salaires des journalier·e·s précaires ont encore baissé
pendant la pandémie passant d’environ 100 dirhams (environ 9 euros)
pour certaines tâches agricoles à 70 dirhams (environ 6 euros 50).
Certaines d’entre elles vivent des aides octroyées par l’État marocain
dans le cadre du fonds de solidarité Covid-19 qui varient entre 800
dirhams (73 euros) pour une famille de deux membres et 1200 dirhams (109
euros) pour une famille de plus de quatre membres.
D’autres ouvrières tâchent difficilement d’investir de nouvelles
activités pour nourrir leur famille et subvenir à leurs besoins quotidiens
: vente de produits de nettoyage, de pain et galettes en période de
ramadan, etc. Certaines, dont les difficultés financières se sont
aggravées, ont rejoint leur famille dans leur région d’origine pour
solliciter la solidarité familiale pour survivre dans ces moments de
crise.
Quel futur pour ces ouvrières ?
En Espagne, la situation est différente. L’année dernière, près de 20
000 "dames de fraises" ont participé à la récolte dans la
province de Huelva. Pour la saison actuelle, seules 7 000 parmi les 16 600
qui ont obtenu des contrats temporaires sont présentes dans la province de
Huelva. Les autres n’ont pas pu regagner les exploitations de fraises
espagnoles à cause de l’arrêt des transports internationaux.
Du fait de la pénurie de main-d’œuvre agricole en Europe, ces 7
000 saisonnières travaillent aujourd’hui « d’arrache-main » dans les
champs de fraises. Leur contrat risque d’être prolongé pour combler les
lacunes en matière de main-d’œuvre agricole en Espagne. Jusqu’à présent,
les employeurs ont encouragé les femmes à cueillir les fraises sans
protection pour ne pas fragiliser ce fruit délicat, au risque d’abîmer
leurs mains et leur santé. Aujourd’hui, face au contexte de crise
sanitaire, on peut s’interroger sur la question de la distanciation
physique dans des serres où la chaleur est forte, mais aussi sur la
promiscuité importante, sur les conditions de transport et sur le respect
des gestes barrières tels que le port du masque et des gants.
Au Maroc par exemple, un cluster de contamination de 17 ouvrières dans les
exploitations de production de fraises a été identifié le 8 juin dans
la province de Kénitra.
Dans quelques mois, quelle sera la possibilité de retour de ces femmes
chez elles ? Le Maroc n’a jusqu’ici pas repris les vols internationaux et
les liaisons maritimes. Qu’en sera-t-il du statut de ces femmes, une fois
leur contrat périmé ? Quelle priorité leur sera accordée parmi les
milliers de Marocain·e·s bloqué·e·s à l’étranger ? L’union des petits
agriculteurs et éleveurs de Huelva (UPA) propose de mettre en place
un couloir humanitaire afin que ces femmes puissent rentrer chez
elles à l’image du rapatriement réussi des ouvrières roumaines et
bulgares.
Celui-ci paraît d’autant plus nécessaire que certaines de ces femmes
ont laissé derrière elles des enfants parfois sans tuteur, sans
moyens économiques suffisants et exposés en plus de la crise
sanitaire à la lourde crise socio-économique qui se profile au Maroc.
Face à cette crise sanitaire et humanitaire, quelles sont les
dispositions pour venir en aide à ces femmes oubliées ? En filigrane se
pose la question du goût amer de ce coût du travail, de cette
crise, du coût de la vie, voire de la survie de ces femmes.
Covid-19 France
10 juin 2020 - Antoine Pécoud, Professeur de sociologie, Université Sorbonne Paris Nord – USPC
Agriculture : les migrants saisonniers récoltent ce qu le Covid-19 a semé
En France, on estime que dans le secteur agricole, 80 % de la main-d’œuvre est étrangère. Pour la période 2018-2019, cela représente 270 000 saisonniers, qui se concentrent dans les Bouches-du-Rhône, le Lot-et-Garonne, le Vaucluse et l’Hérault, et qui sont originaires du Maroc, de la Tunisie et de certains pays européens comme la Roumanie ou la Pologne.
–––––––––––––––––––
La fermeture des frontières engendrée par la crise sanitaire du Covid-19 a mis en évidence l’importance des migrations de travail saisonnières. Dans l’ensemble du monde occidental, les exploitants agricoles ont fait face à d’importants problèmes de main-d’œuvre, qui ont mis en péril non seulement leur propre santé financière, mais aussi l’approvisionnement des populations en produits agricoles. La réouverture progressive des frontières est l’occasion de revenir sur les enjeux d’ordinaire peu visibles que cette crise a soudainement révélés.
Les migrations saisonnières : une nécessité
pour les agriculteurs en Europe
Premier constat, la main-d’œuvre est à certains égards une marchandise comme
une autre. Dans une économie mondialisée, elle circule intensément d’un
pays à un autre et doit faire preuve de la même rapidité et de la même
flexibilité que celles qui caractérisent la mobilité des matières premières,
des technologies ou des produits manufacturés. Pour reprendre un exemple
fourni par l’OCDE, personne ne s’étonne qu’un smartphone soit
assemblé en Chine avec une conception graphique en provenance des
États-Unis, un code informatique élaboré en France, des puces électroniques
venues de Singapour et des métaux extraits en Bolivie.
Alors que les besoins en main-d’œuvre sont importants pour les vendanges,
certains migrants profitent d’un travail saisonnier où l’on embauche
facilement. On estime que plus de 300 000 offres d’emploi ne sont
pas pourvues en France, par manque de main-d’œuvre.
Toutes proportions gardées, les asperges ou les fraises
requièrent également une logistique transnationale complexe. Des
travailleurs de différentes régions du monde doivent être acheminés à temps
pour la récolte, leurs papiers doivent être en règle pour qu’ils puissent
franchir les frontières, ils doivent être logés et nourris, puis
re-transportés dans leur pays d’origine – et tout cela de la manière la
plus fluide possible, pour éviter tout surcoût.
Second constat, à l’heure où les États occidentaux, à l’instar de
l’Allemagne ou du Royaume-Uni post-Brexit, réforment leurs politiques
d’admission des étrangers pour attirer une immigration « choisie » et
qualifiée dans le but de favoriser l’innovation et la croissance, la
main-d’œuvre non qualifiée reste absolument essentielle – même dans les
économies les plus avancées. Celle-ci demeure cependant largement
invisible et, dans un contexte où l’immigration fait pourtant l’objet de débats
vigoureux et souvent polémiques, semble passer complètement sous les
radars.
La réalité des emplois saisonniers pour
les étrangers
Troisième constat, si l’on ne débat pas directement de
l’immigration saisonnière dans l’agriculture, cette dernière est pourtant
le reflet de transformations devenues aujourd’hui sensibles et contestées.
À titre d’exemple, le besoin de main-d’œuvre est d’autant plus important
que les pratiques agricoles sont intensives et spécialisées. En retour,
la disponibilité d’une main-d’œuvre étrangère et bon marché constitue
une incitation à intensifier encore la production.
L’agriculture a de tout temps été une activité saisonnière et requiert
donc logiquement une main-d’œuvre mobile et flexible en fonction des
saisons. Mais cette logique en apparence naturelle est largement amplifiée
par des stratégies destinées à accroître la productivité agricole,
lesquelles sont de plus en plus contestées – qu’il s’agisse de leurs
effets en termes de santé, de l’usage de pesticides, ou des conséquences
en termes de « malbouffe » et d’hygiène alimentaire.
Si le recrutement et les contrats des ouvriers non européens sont
en principe contrôlés par l’Office français de l’immigration et de
l’intégration (OFII), l’emploi non déclaré est également fréquent, de même
que les violations du droit du travail : heures supplémentaires non
rémunérées, normes sanitaires non respectées, etc. Beaucoup de saisonniers
reviennent chaque année et sont donc tributaires du bon-vouloir des
employeurs de les réengager – une situation évidemment propice aux abus.
On conçoit donc que la fermeture des frontières ait profondément
ébranlé ce modèle, surtout que l’épidémie de Covid-19 a sévi entre mars et
mai 2020, soit lors d’une période de récolte. En Europe, les États
ont rapidement pris la mesure du problème et ont élaboré des
stratégies globalement assez convergentes.
Quelles solutions pour les travailleurs
saisonniers en temps de Covid-19 ?
Une première stratégie consiste à déroger à la fermeture des frontières et
à autoriser la mobilité des saisonniers. La Commission européenne a
ainsi recommandé de considérer cette main-d’œuvre comme des «
travailleurs exerçant des professions critiques », ce qui autorise leur libre
circulation au sein de l’UE.
C’est ainsi qu’en Grande-Bretagne et en Allemagne, le contrôle
des frontières a été assoupli pour permettre à des travailleurs roumains
de venir travailler. À mesure que les frontières ouvrent à nouveau,
la mobilité des saisonniers européens va donc s’intensifier, même si elle
soulève des risques sanitaires, qui sont encore accrus par les conditions
de vie des saisonniers, caractérisés par une grande promiscuité, non
seulement dans le travail, mais aussi dans l’hébergement, lors des repas, etc.
Mais cette solution ne concerne que les seuls Européens, alors que
le secteur est également dépendant d’une main-d’œuvre non
européenne. Une seconde solution consiste donc à remplacer les saisonniers
par des locaux. En France, c’était l’objectif de la plate-forme « Des
bras pour ton assiette », qui ambitionnait de recruter des Français rendus
inactifs par le confinement avec un slogan très simple : « Pas besoin d’un
bac+5, vos deux bras suffisent ! ». D’autres pays ont eu la même idée :
l’Allemagne avec « Das Land hilft » (le pays aide), ou le Royaume-Uni
avec « Pick for Britain » et « Feed the Nation ». Ces
initiatives ont parfois ciblé des publics spécifiques : en Italie par
exemple, la ministre de l’Agriculture a proposé de recruter des chômeurs.
Saisonniers pendant la pandémie :
des propositions non réalistes et critiquées
Si ces initiatives ont suscité un certain engouement, elles butent
cependant sur l’inexpérience des nouvelles recrues et la pénibilité des
tâches proposées. C’est là un obstacle logique, puisque le recours à la
main-d’œuvre étrangère serait inutile si les emplois concernés étaient
attractifs. Par ailleurs, à mesure que les volontaires retrouvent leurs
activités pré-confinement, cette source de main-d’œuvre va se tarir.
Une troisième option consiste alors à intervenir au niveau des
politiques migratoires afin de rendre disponible une main-d’œuvre qui ne
l’était pas auparavant. Il en va ainsi de la régularisation des
sans-papiers : en Italie, 200 000 sans-papiers ont été régularisés pour
faciliter leur accès au marché du travail, soit la régularisation la
plus importante depuis dix ans. Il est aussi possible d’employer davantage
les étrangers déjà présents : en Italie et en Allemagne, le séjour
temporaire des travailleurs étrangers a été prolongé de plusieurs mois
pour leur permettre de rester dans le pays et de continuer à travailler.
Mais l’option la plus contestée est sans doute de mettre les
requérants d’asile au travail. Dans l’attente du traitement de leur
demande, ces derniers sont en effet dans l’impossibilité de travailler, une
situation d’attente qui parfois s’éternise et s’avère déstabilisante.
En France, quelques dizaines de requérants d’asile se sont portés
volontaires en Seine-et-Marne à la suite d’un appel de la préfecture, mais
l’initiative a été critiquée.
La crainte était qu’en étant entièrement dépendants des pouvoirs
publics, les requérants d’asile ne soient pas en situation de choisir
librement d’aller travailler – sans compter qu’ils ne sont pas
nécessairement mieux qualifiés que d’autres pour ces emplois. Des initiatives
du même genre ont aussi été observées en Belgique et
en Allemagne.
Les inégalités de travail des saisonniers
étrangers soulevées par la pandémie
Il convient de se souvenir que derrière chaque saisonnier il y a
une communauté qui en dépend : nombre de ces travailleurs font des
allers-retours pendant toute leur vie et subviennent ainsi aux besoins de
leur famille. À cet égard, les situations les plus préoccupantes sont à
chercher du côté des pays d’origine, où cette chute des revenus n’est
que rarement compensée par des systèmes de protection sociale
effective.
Comme le rappelle l’Organisation internationale du travail, les
travailleurs migrants saisonniers sont donc parmi les travailleurs les
plus vulnérables et, si un retour à la normale soulageait les exploitants,
il ne résoudrait pas les nombreux problèmes – de salaire, de droit du
travail ou de protection des travailleurs – que posent les dispositifs
actuels. Mais le Covid-19 aura permis d’éclairer ces questions qui, bien
que directement corrélées à notre alimentation, ne figurent que rarement
sur l’agenda politique.
Dernières |
---|