Région d'Alméria (Andalousie, Espagne): une catastrophe sociale et environnementale

Visualisez par satellite la mer de plastique des serres de la région d'Alméria 

Du 26 au 29 avril 2007, une délégation a participé à l'ouverture d'un nouveau local syndical du SOC à San Isidro/Nijar. Son rapport :

icon impasse du modèle agricole

L'impasse du modèle de production agricole industrielle dans le sud de l'Espagne

almeria1_2.jpgLes régions d'Almería, avec 40'000 ha de légumes, et de Huelva, avec 7'500 ha de fraisiers, sont aujourd'hui productrices n° 1 de fruits et légumes européens pour les pays du Nord, pendant la saison hivernale. Pourtant ce modèle de production agricole a atteint ses limites après 35 années de boom économique sans précédent dans une des régions historiquement les plus pauvres de l'Europe du Sud. Corollaire des bénéfices dégagés par cette agriculture: une activité débridée de bétonnage du sol. La construction de villas et de complexes touristiques a déclenché une frénésie qui a permis à la population de se sortir de la pauvreté. Ceci sur le dos d'une main-d'œuvre corvéable à merci, au début nationale et ensuite issue principalement de l'immigration « légale » organisée (Maroc, Pologne, Roumanie, etc.) ou alors de Sans-Papiers venant d'Afrique, d'Amérique du Sud ou des pays de l'Est. Un environnement pollué et saccagé par les bulldozers complète le triste panorama.  

Depuis le nouveau millénaire, la surface des serres de la région d’Almeria a passé de quelque 30'000 à environ 40'000 ha, grignotant à coups de bulldozer les collines et montagnes avoisinantes et empiétant – en toute illégalité – sur le territoire du Parc naturel, d’importance européenne, du Cabo de Gata. Avec environ 18'000 unités, le nombre de producteurs reste relativement stable. Ce sont principalement des petits propriétaires-producteurs (2 à 5 ha). Il est certes difficile de connaître exactement leur statut social et – surtout – leur situation économique. Il semble, cependant, qu’en raison d’une concurrence de plus en plus vive, les systèmes de serres deviennent plus sophistiqués, donc plus chers, d’où un endettement plus   important et une vulnérabilité plus grande. Les petits producteurs de fruits et légumes se voient étranglés par des coûts de production de plus en plus élevés: désalinisation de l'eau, cultures hors-sol, etc. Ces petits producteurs sont-ils vraiment encore propriétaires de leur outil de travail (sol, bâtiments, production, etc.) ? Ce n'est pas certain car, afin de pouvoir produire, ils sont confrontés aux exigences des financiers et fortement endettés. Pour les producteurs de fraises de la région de Huelva, les semis, plantons et techniques de production dépendent des filières californiennes, évidemment avec une redevance de royalties. La production de légumes sous serres à Almería dépend, elle, principalement de la Hollande. 

Ce modèle de développement est aujourd’hui en crise : la spéculation foncière, après s’être envolée pendant plusieurs années, se dégonfle et l’activité immobilière tend vers la faillite[1] . La commercialisation des fruits et légumes est en main de grands distributeurs internationaux et nationaux qui dictent leurs conditions. Le monde du capital financier international choisit ses investissements en vertu des dividendes escomptés et n’a pas d’état d’âme. Peu lui importe de délocaliser la production une fois les ressources naturelles épuisées et le coût de la main-d’œuvre passé au-delà du seuil de rendement dicté par les actionnaires! Cette délocalisation se dessine inexorablement, notamment en Afrique du Nord, au Maroc, par exemple, où d'importants capitaux espagnols sont investis et où les coûts de production, malgré les transports plus long, sont encore plus bas...

Bien que la marge bénéficiaire tende vers la baisse, la culture des fraises continue à dégager des revenus importants. Cette baisse incite le producteur à diminuer le coût de la main-d’œuvre et à péjorer les conditions de travail, il exploite au maximum les ressources naturelles, intensifiant la détérioration de l’environnement. En résumé, l’option choisie par les entreprise locales, sous la pression du capital financier, est claire : augmenter le degré d’exploitation du travail et des ressources naturelles ! [2]. Ce constat peut être retenu également pour les producteurs de légumes sous serres de la région d’Almería.

Une majeure partie de la main-d’œuvre est composée d’immigrés clandestins. Leur statut illégal les rend corvéables et malléables à souhait : paiement partiel du salaire, insuffisance voire absence d’une couverture sociale digne de ce nom, travail journalier sélectif et sur appel, irrespect de la personnalité, racisme ouvert, tracasseries multiples et répétées. Sans parler des conditions de logement déplorables et trop souvent  scandaleuses, auxquelles s'ajoutent les nombreux accidents de travail dus à l’utilisation inadéquate des produits phytosanitaires. La loi de l’offre et de la demande ne joue manifestement pas en faveur de ces innombrables ouvriers d’origines diverses, majoritairement marocaine. Les pays de l’Est sont également bien représentés, de même que les pays sub-sahariens et ceux d’Amérique latine. Leur nombre ? Une règle généralement admise dit qu’il faut deux personnes par hectare de serre. La surface des cultures sous abri de la région étant évaluée à environ 40'000 ha, le calcul est facile à faire…

Dans le contexte de ce type d’agriculture industrielle, les atteintes à l’environnement sont quasiment inéluctables. La pollution due à l’utilisation d’engrais et de produits phytosanitaires atteint des sommets critiques. El Ejido en est la preuve éclatante. Sachant que les légumes produits contiennent au moins 95% d’eau et que le volume des légumes exportés de la région d’Almeria s’élève entre 2,8 et 3 millions de tonnes par saison, ce ne sont pas moins de 2,6 à 2,8 millions de tonnes d’eau (potable) qui se baladent sur les routes européennes durant chaque saison… en polluant allègrement l’air. Or, les nappes phréatiques s’épuisent, même à 1'500 m de profondeur ! La désalinisation de l’eau de mer a un prix non négligeable. Quant aux déchets générés par cette production, en particulier les plastiques et matériaux nécessaires à la construction des serres, ils sont évalués par les spécialistes à environ trois millions de tonnes par saison, donc au moins l’équivalent de la production légumière elle-même. Il existe bien sûr des décharges officielles, des usines de recyclage ou d'incinération, mais elles sont peu nombreuses et ont un coût, d’où une forte tentation de déroger à la règle et de procéder à l'évacuation, l'enfouissement ou l'incinération sauvages… Pollution de l’eau, des sols, de l’air et gaspillage du territoire s'entremêlent en une joyeuse ronde anti-environnementale !

La sécurité sanitaire alimentaire doit aussi être évoquée. Il y a peu de temps, des laboratoires allemands ont mis à jour des résidus de pesticides interdits dans des légumes provenant de la région d’Almeria. Puis, ce fut le tour du Royaume Uni, de la Finlande et de la Hongrie. Grand tollé international ! Du coup, les milieux économiques d’El Ejido misent sur l’agriculture biologique. Déjà quelque 200 producteurs ont convertis près de 700 ha à ce mode de production. Mais a-t-il un futur ? Et surtout, est-ce sensé de produire des tomates et autres légumes, puis de les transporter sur des milliers de kilomètres pour les étaler enfin sur les comptoirs de la grande distribution du Nord de l’Europe? Fruits et légumes bio mais non écologique et encore moins produits dans des conditions de travail et salariales convenables pour les ouvriers et ouvrières agricoles. Les consommateurs et consommatrices devront tôt ou tard se prononcer !

Dans les Alpujarras, au sud de la Sierra Nevada, des paysans de montagne se sont organisés et ont entamé une démarche intéressante : revitaliser une région en incitant le retour à la campagne, en investissant dans la production biologique afin de protéger le paysage et maintenir l'agro-tourisme, en sensibilisant la population à ce mode de production. La coopérative née en 1992 a choisi de développer les débouchés locaux. Ils ont fait connaître leur production par la création d’un label AOC, via des magasins. Leur initiative a pris très vite un essor, car elle répondait à une attente de la population consommatrice. D’autres paysans se sont associés à cette entreprise en créant de nouvelles coopératives, qui se sont structurées en réseau, d’autres magasins se sont ouverts. Cependant, la logique de proximité (écologique et éthique, puisque les revenus agricoles couvrent les coûts de production) qui découle de cette initiative risque de perdre son sens, car la demande de produits biologiques labellisé de cette région vient d’au-delà, du reste du pays et d’autres pays européens. Maintenant, la balle est dans le camp de ces paysans, dont nombre d’entre eux se convertissent au bio plus pour l’argent que cela rapporte que par conscience écologique !

Reste que la main-d’œuvre agricole persiste dans son rôle de force de travail corvéable à merci. Sans papiers ou avec contrat saisonnier, elle est l’enjeu d’une politique d’emploi qui satisfaisait presque tout le monde (sauf elle-même évidemment), soit l’économie locale et globale. Tant que les consommateurs et consommatrices, ainsi que les organisations agricoles n’auront pas pris conscience de cette réalité indigne, l’espoir d’une amélioration reste ténue !  L’ouverture du Centre social de Nijar, animé par le très actif SOC (Sindicato de Obreros del Campo), contribuera à améliorer les conditions de travail de cette main-d’œuvre, délaissée malheureusement par les syndicats ouvriers traditionnels espagnols.

Peut-être que de nouvelles rencontres internationales à Almeria permettront de mettre plus en avant le concept de souveraineté alimentaire, terme qui a peu été prononcé lors des débats sur l’agriculture industrielle et dont l’application permettrait pourtant d’améliorer les conditions de travail et de rémunération du monde agricole, tant les petits paysans et paysannes que les ouvriers et ouvrières agricoles.

Juin 2007, Philippe Sauvin/Christine Schilter/Willy Streckeisen, membres de la délégation de la Plateforme pour une agriculture socialement durable fin avril 2007.

[1] Martin Dahms, Tages-Anzeiger du 3 mai 2007

[2] Oscar Jurado dans ¿ Que hace esta frésa en tu mesa ? pages 108 et 109

Le rapport de la délégation de décembre 2005 :

El Ejido: le 2 décembre 2005, l'inauguration du nouveau local du SOC (Sindicato de Obreros del Campo y del Medio Rural), acheté grâce au soutien de syndicats, associations et organisations internationales, a attiré nombre de leurs représentant-e-s venu-e-s de plusieurs pays européens. Un petit historique et un bilan de la situation actuelle ont été présentés.

La région d'Almeria a été longtemps une des plus pauvres de la péninsule ibérique, le climat sec et chaud (quelque 320 jours de soleil par année) n'offrant pas les conditions idéales pour une production agricole performante. Paysage fortement érodé par les vents ou les rares pluies, on y voit peu d'arbres mais surtout des taillis et des herbes folles. Depuis une quinzaine d'années, le vent a tourné ! De pauvre, la région est actuellement l'une des plus riches de l'Espagne... grâce surtout au labeur du personnel agricole sous-payé qui travaille dans les serres à la production maraîchère et au détriment de l'environnement. La région d'Alméria est devenue la porte d'entrée pour l'immigration des personnes démunies d'Afrique du Nord, d'Amérique du Sud, de l'Est et d'ailleurs. Ces personnes aspirent à un monde meilleur, elles cherchent du travail afin de subvenir aux besoins de leurs familles. Le développement économique est si rapide que cette région a besoin de cette main d'oeuvre. Il y a une interaction entre les pays européens et les pays africains. Il y a mondialisation de l'immigration, qu'ils soient retraités européens attirés, par le climat andalou ou « pauvres » d'Afrique ou d'ailleurs attirés par les possibilités de travail offertes par cette région en pleine croissance économique et démographique. L'Espagne connaît une très forte immigration, dont une majorité d'hommes et l'Andalousie est une terre de transit pour l'immigration extra-européenne.

Les conséquences sociales et écologiques sont graves:

  • l'exploitation absolue des quelque 80'000 ouvriers et ouvrières travaillant dans des conditions de quasi esclavagisme: le travail sur appel, 9h à 10h de travail avec une pause de 20 min. pour un salaire journalier de 30 à 34 €, souvent payé partiellement, avec des contrats de travail fictifs ou falsifiés; des conditions de logement et d'hygiène misérables, les migrant-e-s habitent dans des cabanes de plastique en périphérie des serres; la santé des employé-e-s est fortement affectée par ces mauvaises conditions de vie et de travail (intoxications dues aux pesticides et chaleur ambiante dans les serres, notamment), l'accès aux soins médicaux est difficile; il y des menaces contre les syndicalistes, de la xénophobie (98% de la population résidente, selon une enquête) et des agressions régulières contre les migrant-e-s.
  • près de 35'000 ha de terre arides, aplanies au bulldozer, sont couvertes par des serres en plastiques (dont 10'000 ha de serres illégales); l'assèchement de la nappe phréatique (nécessité de dessaler l'eau de mer pour l'eau d'arrosage) demande la déviation de cours d'eau, l'usage intensif de pesticides et d'engrais pollue les sols. Cette culture industrielle de légumes est « évacuée » par plus de 1000 camions transportant quotidiennement des milliers de tonnes de légumes et fruits vers le nord de l'Europe (30% en Allemagne, 20% en France, 1 à 2% en Suisse).

Le SOC (Sindicato de Obreros del Campo y del Medio Rural) est un syndicat qui a 30 ans d'existence. Depuis sa création, il se bat pour défendre les intérêts du personnel agricole, demande une réforme agraire, dénonce les subventions à l'agriculture, dénonce le racisme. Le SOC se bat pour une convention de travail agricole, visite les entreprises pour faire appliquer les droits, défend les ouvriers et ouvrières avec ou sans papiers, refuse la compétition entre ouvriers ou ouvrières qui favorise la baisse des salaires. Malgré les nombreuses attaques auxquelles il est confronté, le syndicat SOC a ouvert ce local à El Ejidio et compte en ouvrir un autre à Nijar, à l'est d'Alméria. Ces locaux sont des lieux de rencontre nécessaires pour permettre l'échange d'information, la possibilité de téléphoner aux familles et de se retrouver entre compatriotes. L'augmentation des femmes dans la population migrante est aussi un élément essentiel qui doit prendre sa place au sein du SOC. Les femmes y sont peu représentées, le syndicat veut favoriser leur présence, les hommes doivent inciter leurs sœurs, leurs compagnes et leurs épouses à venir aux réunions.  

La Plateforme pour une agriculture socialement durable a participé avec une petite délégation à l'inauguration et aux différents ateliers organisés pour cette manifestation: les membres ont exposé leurs expériences, ils ont parlé de la défense des Sans-Papiers en Suisse et de leur combat pour un revenu décent pour les travailleurs et travailleuses du monde agricole. A plusieurs reprises, l'industrialisation de l'agriculture a été condamnée, car elle ne représente pas de modèle de production permettant des revenus équitables mais débouche sur une concurrence impitoyable qui tue la production. Cette concurrence est néfaste aussi pour les producteurs: les premiers effets de délocalisation se font sentir aujourd'hui à El Ejido, la production de légumes sous serre, grâce entre autre aux frais de transports ridiculement bas, est en train de s'installer au Nord de l'Afrique !  

Genève, le 21 décembre 2005 / La Plateforme pour une agriculture socialement durable / Christine Schilter pour le SIT, Philippe Sauvin pour l'autre syndicat, photos Manuela Monteiro.

icon El Ejido 2

 

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icon Almeria 

icon INAUGURACION DEL LOCAL DEL SOC EN EL EJIDO

Les fraises de Huelva : Les effets de la mondialisation font que la main d'oeuvre (les petites mains) vient à manquer toujours plus et doit se faire remplacer, en Roumanie par exemple, par de la main d'oeuvre chinoise !

 icon LafraisedeHuelvaLeMonde

 Litérature et rapports en français : FCE ; Literatur und Berichte auf Deutsch : EBF